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Témoin
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Interview réalisée par Philippe Schilde
Son groupe a un slogan : « La vie se construit chaque matin ». Et lui-même a une devise : « La difficulté n'est pas de faire, mais d'oser faire ». Patron au parcours exceptionnel, Mohed Altrad construit et ose en permanence. Cela a plutôt bien réussi à cet enfant né dans le plus grand dénuement au coeur du désert Syrien, aujourd'hui à la tête d'une multinationale spécialisée dans les matériels de chantier et... écrivain.
Mohed Altrad " Oser faire "
Vous êtes né et vous avez grandi dans le désert. À force de volonté, vous avez étudié, appris des métiers et osé changer plusieurs fois d'itinéraires. Votre parcours est loin d'avoir été linéaire...
« Je suis issu d'une tribu nomade, né quelque part en Syrie en 1948. Très tôt orphelin, j'ai été interdit d'école parce que Bédouin. Une sorte de paria qui a donc appris à lire et à écrire en restant assis des journées entières derrière la porte de la classe à épier les cours. Le maître d'école s'est pris d'affection pour moi et il m'a finalement permis d'aller étudier à "la ville", à Raqqah. À 17 ans, j'étais reçu premier au bac dans mon département. Cela m'a permis de décrocher une bourse pour venir étudier la pétrochimie en France. Changeant de cursus, j'ai décroché plusieurs diplômes jusqu'au doctorat en informatique. Après des passages chez Alcatel et Thomson, j'ai effectué un détour par les Emirats, travaillant pendant quatre ans pour le compte d'une compagnie pétrolière. De retour dans l'Hexagone, j'ai fondé, avec un associé, ma toute première entreprise, dans l'informatique. Nous développions des ordinateurs portables qui pesaient 20 kg à l'époque. Avec l'argent empoché lors de la vente de cette société à Matra, j'ai pu racheter en 1985 dans l'Hérault, à la barre du tribunal, une PME en faillite, spécialisée dans les échafaudages. Remise d'aplomb, elle a été
Franco-Syrien, Mohed Altrad est un patron-écrivain à qui l'on doit des essais sur le management, mais aussi de beaux romans : Badawi (2002) et L'Hypothèse de Dieu (2006), parus chez Acte Sud.
le socle du développement d'Altrad, tant par croissance interne qu'externe, dans le matériel pour le BTP Aujourd'hui, ce groupe . est le n°1 mondial de la bétonnière, le n°1 européen de l'échafaudage et de la brouette et le n°1 français de la barrière de sécurité. Parmi nos très nombreuses filiales, en France et dans le monde, nous en comptons une en Champagne-Ardenne, Altrad Rennepont, à Dormans (Marne), qui fabrique des étais ».
Quel est le secret de votre réussite ?
« J'ai l'habitude de dire que j'avais une revanche à prendre sur la vie. Je crois aussi qu'il faut savoir "positiver" et surtout beau-
coup travailler. En permanence, il faut "gratter" le positif et savoir tirer profit des situations difficiles, voire négatives au départ. Avec l'enfance que j'ai eue, j'aurais pu devenir un voyou, traînant ce passé comme un fardeau. J'ai retourné la situation. Mais, croyez-le, en dépit de la réussite qu'on me prête, c'est un combat de tous les jours. L'écriture m'aide. On est face à soimême quand on écrit. On mobilise toutes ses ressources dans cet exercice de réflexion. Personnellement, j'y trouve mon équilibre. J'essaie de faire passer des messages. Par exemple, dans Badawi ("Bédouin", en français), roman autobiographique, je raconte comment un type né dans le désert syrien d'une mère répudiée, rejeté par son père,
Mercure 10 - Juillet 2007 - N°165
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s'est construit en menant un combat a priori perdu d'avance. Je pose aussi la question du temps, nos vies étant courtes, tronquées aux deux bouts par la jeunesse et la vieillesse. Nous avons à peine plus de trente ans en fait pour construire. C'est peu. Ce temps, je l'utilise donc pour bâtir avec la volonté de transmettre Altrad à une nouvelle génération. Je me bats, non pas pour me mettre des millions d'euros dans la poche, mais pour faire que mon groupe continue d'exister avec une marque très forte et des produits reconnus sur tous les continents. »
Vous défendez une certaine éthique dans les affaires...
« Au cours des vingt dernières années, j'ai vu autour de moi des gens de qualité faire faillite ou être absorbés. Je suis toujours là, persuadé que l'on peut se développer sans avoir à "tuer" ses concurrents. J'ai horreur des affrontements. Je préfère intégrer et faire partager l'histoire d'Altrad, sans renier l'histoire ni la propre identité des entreprises reprises. Je préfère leur apporter quelque chose. Ce fut le cas pour Rennepont dans la Marne. Le dialogue et la compréhension doivent primer. En matière de formation, pareillement, je favorise les échanges entre les membres du personnel (séjours touristiques, linguistiques...), afin que la libre circulation des hommes, des idées, des compétences et
Altrad est le leader européen de l'échafaudage.
des informations bénéficie tout à la fois au succès de notre groupe et à la qualité des relations humaines en son sein. Nous construisons ce groupe en nous fondant sur des valeurs fortes et fédératrices, dans le respect des nationalités, des langues et des religions. En ce sens, on peut dire qu'il y a une culture Altrad. À l'usage des salariés, nous publions chaque année, une charte Altrad, intitulée "L'échelle des valeurs". »
Personnellement, j'ai toujours eu envie d'aller plus loin, de faire quelque chose de grand. Et, ce faisant, de renvoyer l'ascenseur au pays, la France, qui, un jour, m'a accueilli et m'a aidé. »
À votre avis, pourquoi le goût d'entreprendre reste-t-il si peu développé en France ? Pourquoi n'ose-t-on pas ?
«Parce que trop de gens ont peur, le risque de la faillite fait peur. Nous vivons dans une société de la sécurisation. On a tendance à se mettre en protection. Nous sommes dans une ère de matérialisme et de chacun pour soi. Or, pour créer, il faut plus de solidarité, d'amitié, de chaleur humaine, en plus de l'accompagnement et du conseil que peuvent apporter les organismes liés à la création d'entreprise. Celui qui prend le risque de créer sans avoir de fortune personnelle, c'est-à-dire celui qui, comme je l'ai fait, il y a plus de 20 ans, mise toutes ses économies dans une affaire, est seul face à sa décision. À un moment, il doit oser basculer et se lancer dans la bataille. Après, il est plus facile de réussir. Mais comme l'échec, la réussite est de toute façon une notion toute relative. Dans ce pays, il y a vraiment beaucoup d'atouts pour réussir. Avec de la passion, du courage et de la volonté, on peut tracer son chemin.
Altrad en chiffres
400 M de chiffre d'affaires (prévu) pour l'exercice 2006-2007, en hausse de 33 % 55 % du CA à l'export, dans une soixantaine de pays Près de 3 000 salariés, dont les 2/3 basés à l'international (filiales en Allemagne, Belgique, Pologne, Hongrie, Espagne, Grande-Bretagne, Canada et Chine depuis peu) N°1 mondial de la bétonnière, n°1 européen de l'échafaudage et de la brouette et n°1 français de la barrière de sécurité. www.altrad.com.
Travailleur acharné, Mohed Altrad avance sans jamais limiter ses horizons.