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La Tragédie de la réussite
Albin Michel
Par Christophe Deloire
Un petit vélo dans le désert
Chacun de nous est un désert :
une Suvre est toujours un cri dans le désert.
François Mauriac, Dieu et Mammon
Au fil de cette enquête, une tendance commence à apparaître.
Toutes ces personnalités qui fascinent, qui parfois jouent la comédie du bonheur, ne sont pas les êtres légers et heureux que nous supposions.
Ce sont souvent des enfants meurtris.
Presque toujours angoissés.
Qui cherchent à soigner des blessures.
Et qui, sans doute, au fond d eux-mêmes, supportent mal notre condition de mortels.
Entre toutes ces notions, il nous faut maintenant déterminer le lien.
Dans Citizen Kane, le lien c était la luge d enfant du magnat, celle à laquelle le magnat s était accroché le jour où il avait été arraché des bras de sa mère.
Parmi les hommes que je vais rencontrer, l un va me désigner le Rosebud de son enfance avec une précision étonnante.
Mohed Altrad.
Son nom n est pas connu du grand public, mais il le mériterait.
En 1985, ce dernier racheta une petite société d échafaudages de l Hérault, qui venait de déposer son bilan.
À trente-sept ans, avide de réaliser de grandes choses ,
il rebaptisait la société à son nom. Il en ferait le numéro un européen de l échafaudage et le numéro un mondial de la bétonnière. Le groupe Altrad emploie désormais 3 500 personnes et dispose de filiales dans 45 pays, en Tunisie, en Chine, au Canada,
en Russie & Mohed Altrad est aujourd hui un homme très riche.
Au bar d un palace parisien, le Plaza Athénée, il me parle non d une luge, mais d un vélo.
Pour comprendre l importance de ce vélo que lui avait offert son père quand il avait cinq ou six ans, il faut revenir quelques années auparavant.
Dès ses premiers jours, Mohed Altrad a connu le dénuement absolu.
Il a vécu son enfance au fin fond de la Syrie, dans un froid désert. Il ignore son année de naissance. Est-ce 1948 ou 1951 ? Sur la journée où il vit le jour, Altrad sait simplement une chose essentielle, car elle influença toute son enfance.
Ce jour-là, le jour de sa naissance, son père, chef d une tribu, répudia sa mère.
Ma mère a accouché toute seule. Elle a coupé
le cordon ombilical avec les dents1.
Avec elle, le bambin vécut tel un paria, au ban de la société bédouine.
Et bientôt ce fut sans elle, car elle mourut prématurément.
Avec dignité, l intéressé
raconte cette triste histoire :